Ebooks juridiques : où va-t-on ?
La journée d’étude intitulée « E-book juridique : nouveau support, nouveau marché », proposée fin novembre par l’association Juriconnexion, a permis de répondre à cette interrogation en cernant mieux les enjeux liés au livre électronique juridique.
Premier défi, de taille : adapter les contenus numériques aux spécificités de l’information juridique, notamment à la hiérarchie des normes et des sources.
Pour, Eric Briys, cofondateur de la société Cyberlibris, cette adaptation ne va pas de soi. Le monde juridique universitaire doit accepter de se confronter aux nouveaux modèles éditoriaux générés par le numérique, quitte à bouleverser les habitus. Il s’agit de s’affranchir de la tyrannie du manuel unique et d’ouvrir le savoir au plus grand nombre en s’appuyant notamment sur le modèle de pédagogie inversée présents dans les MOOC : l’apprenant se construit son propre programme d’apprentissage, sa « playlist pédagogique ». avec une plus grande liberté et un meilleur confort que ceux offerts par les cours en présentiel.
Les juristes restent très attachés à l’imprimé, en raison notamment de sa valeur juridique dans la promulgation de la loi, ceci malgré la certification électronique. « Je suis la vérité, disait Robert Bouquin, ancien directeur du JORF, c’est tellement vrai que lorsque je publie une erreur, celle-ci constitue la vérité tant que je n’ai pas publié un rectificatif ». Les ouvrages et périodiques papier sont des objets emblématiques du concept de “fidelity” théorisé par l’économiste américain Kevin Maney : leur contenu imprimé est intangible ; ils sont aisément personnalisables par le biais de notes manuscrites; ils sont éminemment portables et autonomes. Mais leur force fait leur faiblesse : contenant et contenu sont indissociablement liés. En comparaison, le livre électronique est bien plus commode, « handy » : son contenu peut être consulté sur de multiples supports ; il doit cependant gagner en qualité pour fidéliser son public. Alors seulement le lectorat basculera massivement vers le numérique selon le modèle du Fidelity swap de Maney, dans un processus mis en lumière par une étude américaine conduite par Random house.
L’édition juridique suit le mouvement général vers la dématérialisation des supports, mais avec un tempo de retard : c’est bien la diffusion progressive du support numérique parmi les juristes qui modifie lentement mais sûrement la stratégie commerciale des éditeurs et la position des auteurs. Lors de la table ronde sur le marché des livres numériques juridiques animée par Olivier Roumieux (Universcience), le directeur de publication du groupe de Revue Banque affirme que les auteurs juridiques sont moins réticents aujourd’hui qu’il y a quelques années à la diffusion de leurs écrits sous format numérique. Ils comprennent que ce canal de diffusion leur permet de toucher un nouveau public et de conserver les liens existants avec des lecteurs passés au numérique.
Cette lente évolution influe sur la production éditoriale : un ouvrage imprimé faisant référence peut maintenant être concurrencé par des éditions numériques de qualité, qui deviennent des challengers. Cette tendance est portée par les diffuseurs numériques comme Cyberlibris qui n’opèrent pas de hiérarchie entre les éditeurs et leur production. Dans Scholarvox, les droits d’auteurs sont modulés selon une règle simple : le décompte de la consultation d’un ouvrage par page lue et ou imprimée. Le montant reversé est calculé au prorata d’un pourcentage mensuel portant sur 50 % du produit des abonnements encaissés par la plate-forme de diffusion.
Quels sont les modes de commercialisation du livre numérique juridique dans d’autres pays européens ? Sadri Saïeb, co-président de l’Association des bibliothèques juridiques suisses dessine une carte des pratiques. La stratégie de Beck-online est représentative de l’évolution en Allemagne de la commercialisation des ebooks : les anciennes versions sont inclues dans la base de données des périodiques ; les nouveautés sont présentées à part sur un bookshop (Beckshop). En Scandinavie, il n’existe plus de version imprimée des ouvrages, qui sont nativement des ebooks. En Belgique et Italie (par ex. sur stradalex), la consultation de la version numérique est liée à l’achat de la version imprimée par le biais d’un code inscrit sur l’ouvrage. En Suisse, la dématérialisation est encore réservée à des éditions confidentielles, des auteurs méconnus. Les ebooks juridiques sont séparés en chapitre (Swisslex).
A un certains stade de l’évolution du marché, l’éditeur est amené à se poser la question suivante : y a t-il subsidiarité ou subsitualité de l’ebook par rapport à la version papier ? Concernant l’édition publique, Vincent Wackenheim (DILA-Direction de l’information légale et administrative) et Isabelle Wolff (Office des Publications de l’Union Européenne) apportent une réponse commune : la majorité des publications étant produites nativement sous forme numérique, ces éditeurs écoulent leur stock de rapports officiels imprimés avant de passer progressivement au POD “Print on Demand”.
La protection des fichiers contre la copie est un frein certain à la dématérialisation, d’une manière encore plus accentuée dans le domaine juridique : les règles de sécurité informatique et de confidentialité des données produites par les cabinets d’avocats d’affaires ne permettent ni la consultation en streaming, ni l’annotation sur les plate-formes éditeurs, ni le téléchargement d’ebooks avec DRM. Lors du troisième atelier thématique, les responsables informatiques de grands cabinets (Curtis&Mallet-Prevost, Baker&McKenzie, Dentons) se sont montrés intraitables sur ce point ; ils ont aussi souligné la faible ergonomie des ebooks juridiques : verrouillage du copier-coller, absence de portabilité… Seul le watermarking, ou tatouage numérique des ebooks, pourrait débloquer la situation.
Les bibliothèques juridiques peuvent elles accompagner cette évolution de la production de traités et de manuels vers la dématérialisation ? Co-responsable de la cellule ebook du consortium Couperin, Sébastien Respingue-Perrin pointe la faiblesse de l’offre d’ebooks juridiques (absence de manuels de référence, de la production d’éditeurs importants comme Montchetien) ; là encore, la présence de DRM, ces verrous censés stopper le piratage, rendent la consultation en bibliothèque très complexe : Couperin a rompu pour cette raison les négociations avec le diffuseur Numilog. Il faudrait que les éditeurs juridiques mettent en place des modèles tarifaires adaptés : Chantal Sibille de la BPI cite le PDA (achat au bout d’un certain nombre de consultation), ainsi que l’abonnement par slot, qui permet d’engager ou désengager annuellement du catalogue des lots d’ebooks suivant les thématiques décidées par les bibliothécaires.
A l’inverse, les bibliothécaires doivent mieux intégrer à leurs pratiques bibliothéconomiques la dématérialisation des supports. La bibliothèque de la KEDGE Business School, une école de commerce privée implantée sur 8 campus en France et en Afrique, a été fondée sur l’idée d’information liquide : elle se présente comme un HUB, un espace de travail matériel contenant murs tactiles, écrans LCD, tablettes, ordinateurs tactiles, prolongeant un campus virtuel. Ce HUB est une reconstruction opérationnelle de la bibliothèque hybride, dans laquelle le bibliothécaire ne s’interroge plus sur le support matériel mais uniquement sur l’usage de l’information.
La conclusion du professeur Philippe Cossalter, universitaire et directeur de la Revue générale du droit, est en demi-teinte : le repérage et la valorisation des auteurs de référence, une spécificité forte de l’édition juridique, tend à disparaît avec la dématérialisation des ouvrages. La multiplication des ebooks juridiques obligerait à créer une nouvelle hiérarchie des auteurs et des éditeurs dans la production de la doctrine. Un chantier de taille… car en France, les enseignants en Droit sont attachés à la tradition : il n’existe pas de processus d’évaluation des articles par les pairs, encore moins d’archives ouvertes juridiques…
Comme le dit si bien le documentaliste juridique Emmanuel Barthes sur precisement.org, la question n’est elle pas finalement : ebooks juridiques : que veut-on ?