La numérisation de monographies anciennes sur la musique
Dans le cadre de mes activités de chargé des collections en Arts à la bibliothèque Sainte-Geneviève, j’ai du constituer un corpus d’ouvrages à numériser sur le thème de la musique. A titre méthodologique, ce billet en retrace les étapes.
1. Constitution du corpus d’ouvrages à numériser
a. Sources imprimées
Les ouvrages recherchés ayant été publiés entre 1850 et 1914, il n’est pas possible de les retrouver dans le catalogue informatisé par le biais d’une indexation matière par le langage RAMEAU. Il faut donc utiliser en premier lieu une source imprimée pour identifier des ouvrages : le catalogue Poirée & Lamouroux de 1892 et ses quatre suppléments de 1892 à 1904.
On recherche dans ce catalogue par le biais de la table alphabétique des matières, document ronéotypé rédigé dans les années 1950. L’entrée « Musique » présente une douzaine de sous-entrées thématiques :
- Généralité, histoire
- Technique, théorie
- Œuvres musicales
- Bibliographies
- Périodiques
- Métaphysique
- Esthétique
- Congrès internationaux de musique
- Musique par pays
A partir de ces informations nous avons constitué un premier ensemble de candidats, soit 184 titres. Mais le corpus n’est pas suffisamment exhaustif : des ouvrages de l’époque ont pu entrer par la suite par achat rétrospectif, dépôt ou don.
b. Sources informatiques
Nous avons ensuite utilisé une source plus riche, le catalogue informatisé. Sur chaque notice issue de la rétroconversion du fichier papier, le champ Unimarc 686 contient un indice Dewey simplifié donné par la société prestataire lors du traitement des fiches papier. Le 780 correspondant à la musique, il a fallu extraire les notices du fonds général (ouvrages antérieurs à 1914) à l’aide d’une équation de recherche.
2. Traitement des sources
a. Dédoublonnage des titres
Le panier généré contient 1029 titres qui sont importés dans un classeur Excel contenant déjà les 184 références collectées par le biais du catalogue imprimé Poirée & Lamouroux, portant le nombre total à 1213 titres : ces références sont ensuite dédoublonnées sur la cote. Le corpus de titres candidats est donc finalement constitué de 1067 titres, mis en ligne dans un fichier partagé sous Google Drive pour pouvoir travailler de manière collaboratif.
L’utilisation conjointe de sources à la fois imprimées et informatiques pour l’établissement du corpus est importante. En effet, la table alphabétique des matières du catalogue Poirée & Lamouroux permet d’identifier des titres qui peuvent être classés sous plusieurs matières (en philosophie pour l’esthétique par exemple) alors que l’utilisation de l’indice classement de la retroconversion, efficace concernant la recherche d’ouvrages sur une thématique homogène comme la musique, pourrait être moins pertinent dans le cas d’une recherche thématique transverse.
b. Identification des ouvrages déjà numérisés par d’autres établissements
Il n’existe pas de répertoire national des ouvrages en cours en numérisation dans l’enseignement supérieur. Il faut donc rechercher les occurrences des titres du corpus dans des bibliothèques numériques en accès libre :
- Archives.org (https://archive.org/advancedsearch.php) : en recherche avancée, rechercher par le nom de l’auteurs et des mots du titre. En effet, en cas d’éditions multiples, les titres ont parfois été modifiés.
- Google Books https://books.google.fr/ : les ouvrages en libre accès sont consultables en cliquant sur le bouton à gauche de la liseuse « livre numérique gratuit ». Si la version numérique est payante, l’ouvrage est considéré comme un candidat possible. De même, Google ayant numérisé en masse pour les bibliothèques des universités américaines, une couverture, des extraits et la table des matières de l’ouvrage peuvent être visible. Le nom de l’université pour laquelle le document a été numérisé apparait en cliquant dans la colonne de gauche sur « A propos de ce livre « : il suffit alors de regarder sous « Informations bibliographiques » l’institution mentionnée en regard de « Original provenant de ». Il faut ensuite rechercher dans la bibliothèque numérique de l’institution si l’ouvrage est disponible gratuitement. En pratique, de nombreuses universités américaines (Harvard, Illinois, Columbia, etc.) offrent un accès réservé par la plateforme HathiTrust.
- Gallica http://gallica.bnf.fr/services/engine/search/advancedSearch/: l’interrogation en recherche simple apporte trop de résultat. Il faut utiliser le mode de recherche avancé.
- DataBnF http://data.bnf.fr/ : la base documentaire est composée de fiches de référence sur les auteurs, les œuvres. Elle permet de visualiser les œuvres d’un auteur qui ont été numérisées (cocher la case « Voir les documents numérisés ») et les différentes versions d’une œuvre. La base est en cours de constitution et comprend donc une partie seulement des Autorités Auteurs du catalogue de la BnF.
Il faut porter une attention particulier à la recherche de brochure numérisées : ce sont parfois des tiré à part issus d’articles de périodiques : vérifier si le périodique a été numérisé : Gallica/recherche avancée/titre et sous « Par type de documents » cocher la case « Presse et revues ».
3. Choix des candidats à la numérisation
a. Tri des candidats
Les références ont donc été intégrées dans un tableur en ligne (sous GoogleDocs). Ce fichier contient des clés de tri permettant de classer les documents selon le lieu de stockage (CTLES, BSG) par thème (Histoire de la musique, Musique populaire, Musique sacrée, Pédagogie musicale, Récits et essais, Spectacles musicaux, Théorie musicale) puis de les prioriser selon un indice de 1 (indispensable) à 3 (superflu) à partir du titre et de critères biographiques sur les auteurs.
Grâce à l’équipe mobilisée à cet effet, qui a travaillé en mode collaboratif en se répartissant les tranches de cotes, nous avons identifié 344 documents non numérisés par d’autres bibliothèques. Il y a donc 224 documents en rang 1, puis 73 documents en rang 2, et 47 documents en rang 3. Ces documents vont ensuite être examiné un par un pour déterminer leur sort final.
b. Examen des documents :
Chaque exemplaire fait ensuite l’objet d’un examen détaillé document en main, tant concernant son contenu que son état physique. Il faut notamment mentionner précisément le nombre de page (base du devis du prestataire), le format, l’état de la reliure, le degré d’ouverture possible, la présence de planches ou d’illustrations….
L’objectif étant de créer une sélection large et représentative du fonds de la bibliothèque, les ouvrages sont principalement éliminés sur des critères physiques (contenus peu lisibles, pages déchirées) et sur la redondance des contenus : il a fallu consulter les tables des matières des recueils de cantiques et de chansons enfantines pour ne conserver que les documents contenant le plus de chants non-redondants, et si possible accompagnés de musique notée.
La sélection finale est constituée 265 ouvrages à numérisés.
4. Dossier de candidature pour subvention
Le dossier contient 14 critères à remplir :
- Type établissement partenaire mettant à disposition les documents
- Nom du partenaire mettant à disposition les documents
- Titre du document Auteur(s) / Contributeur(s) du document
- Cote partenaire
- Domaine Dewey
- Dates de début et fin de la publication
- Dates proposées
- Lacunes éventuelles
- Statut juridique des documents
- Type document
- Typologie matérielle
- Nombre de volumes (unités physiques)
- Nombre total de pages (y compris pages non paginées)
- Lien ark vers la notice du Catalogue Général de la BnF ou « absent »
- Lien ark Gallica ou « absent »Commentaires partenaire bibliographiques et/ou états matériels
Les références sont triées sur l’indexation Dewey suivante, qui permet d’avoir une vue thématique l’ensemble :
- Histoire de la musique : 780.9
- Instruments de musique : piano 786 ; violon 787
- Musique et chants populaires : 782.4
- Musique sacrée : 781.7 et Chants religieux (cantates) 782.2 Chants liturgiques 782.3
- Pédagogie musicale : 780.7
- Récits, essais : 789
- Spectacles musicaux, opéras : 782.1
- Théorie musicale : 781
5. Thématiques du corpus
Plusieurs thématiques se dessinent au fil du dépouillement du corpus.
a. La pédagogie musicale
La pédagogie est bien représentée avec de nombreuses méthodes d’apprentissage scolaire de la musique, principalement adressées aux maîtres : les plus anciennes suivent les instructions officielles de 1882, prises sous l’effet du rapport Bourgault-Ducoudray sur l’enseignement du chant dans les écoles primaires, qui préconise l’apprentissage de chants patriotiques tels Aux enfants de la France, chants de l’école et de la famille et Cinquante chants populaires pour les école, sélectionnée dans sa version de 1911 en notation chiffrée.
En effet, à partir de 1905, le système de notation chiffrée inventé par Pierre Galin est devenu obligatoire dans le programme des écoles normales d’instituteurs. De nombreux manuels comme La méthode modale chiffrée pour l’enseignement de la musique par Adolphe Dangueuger, directeur d’école publique à Paris, se fondent donc sur la méthode Galin-Paris-Chevé.
Enfin, les méthodes pédagogiques ne sont pas forcément scolaires : elles peuvent porter sur l’apprentissage d’un instrument : citons Hortense ou le piano sans larmes, ouvrage du compositeur Lucien de Flagny destiné aux jeunes filles apprenant le piano et présentant de jolies illustrations Art nouveau. D’autres méthodes ont été sélectionnées : La Musique sans larmes, qui utilise les sept couleurs prismatiques ou La Phonomimie musicale d’après le système de J. Cahen.
b. L’histoire de la musique
Les ouvrages retraçant l’histoire générale de la musique aussi bien que ses aspects particuliers sont nombreux : on peut citer l’Histoire de la musique (Bohème, Portugal) d’Albert Soubies, les Guides thématiques des œuvres classiques et modernes réalisés par le compositeur et organiste Ermend-Bonnal, les Etudes musicales (2e et 3e séries) et les Notes Brèves (2e série) de Camille Bellaigue, ou bien des ouvrages plus spécialisés comme La Musique des troubadours de Jean Beck, La musique à Paris 1895-1896 de Gustave Robert, La Musique en Provence d’André Gouirand.
c. La théorie musicale
Les ouvrages entrant dans cette catégorie s’orientent dans deux directions : l’étude historique et la prospective. Charles-Émile Ruelle (1833-1912), helléniste et administrateur de la bibliothèque Sainte-Geneviève, étudie la théorie musicale dans l’Antiquité (Problèmes musicaux d’Aristote) ; d’autres se penchent sur la rythmique grégorienne (Textes théoriques extraits des traités de musique de Hucbald, Odon, Gui et Aribon par Georges Houdard) ou les représentations graphiques de la musique vocale au 18e (Les Agréments et le rythme par la cantatrice Jane Arger). Le scientisme apparait dans des études réalisées par des scientifiques : Sur la Nature et le rôle du système musical traditionnel par le chimiste Léon Boutroux et Théorie rationnelle du mouvement mélodique des sons par l’Ingénieur Lucien Limasset. Enfin, l’enseignement théorique est également présent à travers le Manuel des principes de la théorie musicale destiné aux Conservatoires de musique.
d. La musique religieuse
Le chant religieux connait un certain renouveau avec la fondation à Paris en 1894 de la Schola Cantorum par trois compositeur, Bordes, Guilmant et d’Indy qui souhaitent favoriser le retour à la tradition grégorienne de l’exécution du plain-chant, a cappella et monodique. La sélection contient ainsi :
- Des recueils de cantiques notés en plain-chant
- Des méthodes d’enseignement au moyen d’exercices gradués
- De la musique sacrée comme Jérusalem du compositeur Fernand de La Tombelle, comportant une partition à 7 voix et les Chant des Offices, sur une composition de Louis Jacquemin et des textes d’Amédée Gastoué, bibliothécaire à l’Arsenal.
De par son histoire, la bibliothèque Sainte Geneviève possèdent de nombreux recueils de chants liturgiques et religieux souvent mal conservés car imprimés sur du papier « bible » Il a fallu les sélectionner en évitant les redondances et en considérant leur originalité, tel le psautier avec scansions de l’université de Cambridge présenté à Jules Ferry en 1881.
e. L’opéra
La sélection contient une vingtaine de documents liés au wagnérisme, comprenant des textes sources dont la traduction en français au début du 20e siècle est sujette à caution :
- les trois volumes de Ma vie de Richard Wagner, parus chez Plon & Nourrit en 1911 et traduits par N. Valentin et A. Schenk (cette version est encore publiée par Gallimard dans la collection Folio); la Correspondance de Wagner et de Liszt paru en 1900 chez Breitkopf & Haertel, le choix de lettres par Louis Schmitt étant contesté ;
- des études sur Richard Wagner et ses opéras produites par des musicologues en langue originale (l’allemand pour Arthur Smolian, l’espagnol pour Eduardo Garcia Guerrero), traduites en français (Adolph Pochhammer traduit par Jean Chantavoine, critique musical à « La revue hebdomadaire ») ou directement écrites en français (Henry Eymieu ; Nerthal, Teodor de Wyzewa) ;
- des témoignages qui ont contribué à créer le mythe du wagnérisme dans ses aspects positifs et négatifs : Souvenirs sur Richard Wagner d’Angelo Neumann, intime du maestro et fondateur de la troupe itinérante Richard Wagner Traveling Theater qui joua ses opéras dans toute l’Europe ; Un pèlerinage à Bayreuth d’Émile de Saint-Auban, récit de voyage d’un journaliste nationaliste, antisémite, antidreyfusard.
L’opéra-comique est également représenté dans le corpus avec des livrets de vaudevillistes (Jules Rostaing pour Dans les nuages, Jules Adenis pour Juge et partie) tandis qu’Albert Nortal revient dans La Condamnation de « Mignon » sur la représentation de l’incendie dans le deuxième acte de l’opéra, qui mis le feu l’Opéra-Comique le 25 mai 1887, provoquant la mort de 110 personnes.
f. La musique populaire
Aujourd’hui tombé dans l’oubli, le mouvement des orphéons connut un succès phénoménal tout au long du XIXe siècle : on dénombrait 500 000 membres d’orphéons en France en 1898. Très liés aux fêtes populaires, ces chorales masculines puis mixtes issues des classes moyennes et populaires palliaient à la désuétude du chant choral religieux après la Révolution française. Le corpus contient ainsi des ouvrages faisant l’historique d’orphéons locaux comme La Société nationale l’Union chorale des orphéonistes lillois, Les Etapes d’une société chorale au XXe par un membre de « l’Echo du Roussillon », ou Cinquante ans de musique et de bienfaisance : la Société chorale d’Annecy, 1857-1907.
La chanson populaire est aussi présente par le biais de recueils comme Le Romancero Scandinave : Choix de vieux chants populaires du Danemark, Les Chants oraux du peuple russe, les Chants de la Bretagne transcrits pour orgue-harmonium, les Chants et chansons de la Savoie rassemblés par l’instituteur Claudius Servettaz, les Chants populaires des Serbes traduits par le bibliothécaire de l’Arsenal Frantz Funck-Brentano, etc. La veine folkloriste s’exprime à travers la production de textes qui procèdent de la reconstruction d’un univers campagnard (Les Chansons du village par le poète Charles Grandmougin).
g. Les instruments de musique
Les ouvrages portant sur un instrument sont très minoritaires dans le corpus : ils concernent essentiellement le piano et sont écrits par des femmes : La Main et l’âme au piano d’Aline Tasset se fonde sur un recueil de notes laissées par le pianiste Joseph Schiffmacher; La Résonance du toucher et la topographie des pulpes par la pianiste Marie Jaëll comporte des relevés d’empreintes digitales sur les touches du piano ; le Répertoire encyclopédique du pianiste d’Hortense Parent propose une sélection d’œuvres pour piano classées selon leur degré de difficulté. D’autres ouvrages concernant le violon, le violoncelle et l’orgue font plutôt part d’une expérience personnelle comme Les premières applications de l’électricité aux grandes orgues : L’orgue électrique n’est pas d’origine américaine par Albert Peschard, qui inventa en 1866 la traction électropneumatique des soupapes de l’orgue.
h. Récits et essais
Les ouvrages classés en 789 sont très éclectiques : ils comprennent des études sur des musiciens tels Beethoven par Romain Rolland, César Franck par Emmanuel Maurice, Hoffmann par Henri de Curzon, Schütz par André Piro, Lully d’Henry Prunières, etc. Le corpus comprend des discours, articles et tirés à part parus sous forme de brochures : une Notice sur Charles Gounod, discours lu en séance à l’Institut de France par Théodore Dubois, La Musique à Avignon, conférence faite à Avignon par Amédée Gastoué, le Discours prononcé à la cérémonie commémorative célébrée à la Sorbonne, le 7 mars 1901, en l’honneur de M. Giuseppe Verdi par Gustave Larroumet, ainsi que des récits plus personnels comme le Paris, souvenirs d’un musicien d’Henri Maréchal, Ma vie musicale de Rimsky-Korsakov, ou Ce qui dit la musique par la veuve Quinet, auditrice assidue des représentations de l’Académie nationale de musique.